Alexeï Pouchkov: «L’Europe doit aller de l’avant»
Le sénateur, politologue et journaliste russe Alexeï Pouchkov est une des personnalités politiques les plus en vue du moment. Le Courrier de Russie l’a rencontré à Paris, au mois de novembre, lors de la présentation de son nouveau livre, Le Jeu russe sur l’échiquier global.
Le titre de votre livre fait référence au Grand Échiquier du politologue américain Zbigniew Brzeziński, écrit à la fin du XX siècle. En vingt ans, le monde a changé et est devenu particulièrement instable. La comparaison avec un jeu de dés ne serait-elle pas plus juste ?
Alexeï Pouchkov : Il est certain que le monde est actuellement dans une situation trèsfragile, caractérisée par une forte imprévisibilité – pensons, par exemple, à la conduite de Donald Trump. Je crois néanmoins qu’une certaine logique subsiste dans les relations internationales, et que l’analogie avec les échecs demeure valable. Après tout, les trente-deux pièces d’un échiquier offrent des millions de cas de figure possibles : quel autre jeu pourrait mieux symboliser la politique
internationale ? Quoi qu’il en soit, le but de mon livre est moins de développer le concept créé par Brzeziński que de décrire la « partie russe » et de répondre à un certain nombre de questions : à quel moment la Russie at-elle commencé à jouer sa propre partie ? Quels en sont les éléments clefs ? Quelle est l’origine du
positionnement de la Russie de Vladimir Poutine ? C’est une analyse des ressorts de la nouvelle politique russe, applaudie par les uns, diabolisée par les
autres, qui s’impose comme un élément important de la réalité internationale actuelle et qui a fait de la Russie un acteur incontournable dans un certain nombre de régions du globe.
Votre livre part des années Gorbatchev. Pourquoi?
A. P. : Si l’on veut comprendre la politique étrangère de la Russie d’aujourd’hui, il faut remonter à Gorbatchev – à la politique extérieure menée à la fin de l’URSS et qui, à mon avis, était basée sur une intuition que Gorbatchev pensait infaillible mais qui portait en elle des effets pervers – pour terminer par la doctrine de Poutine. Cette dernière est fondée sur la vision d’un monde multipolaire, en opposition à un mondeunipolaire, et vise à une coordination des intérêts des différents acteurs internationaux. Elle insiste sur la nécessité de garder sous contrôle les crises – qui sont des événements inévitables. Dans mon livre, je ne fais pas l’inventaire de trente ans de politique étrangère, j’essaie plutôt de retracer l’évolution de notre compréhension et de notre défense de nos intérêts nationaux.
L’importance de chaque « pièce » de l’échiquier international évolue avec le temps. Quel état des forces en présence dressez-vous actuellement ?
A. P. : Aujourd’hui, il y a trois acteurs principaux sur la scène internationale: les États-Unis, la Russie et la Chine. Pour l’instant, les États-Unis demeurent la première puissance économique, technologique, militaire et informationnelle. Cependant, à terme, ils vont se faire doubler par la Chine, notamment sur les plans économique et financier. La Chine possède déjà 3 000 milliards de dollars de réserves financières, alors que les États-Unis sont très endettés et vivent largement au-dessus de leurs moyens. En déléguant une partie de ses pouvoirs à l’UE et à l’OTAN, la France s’empêche de mener une politique indépendante. La Russie, de son côté, est le plus grand pays du monde. Elle dispose d’un énorme potentiel militaire, elle est une puissance nucléaire et joue un rôle décisif dans plusieurs régions du globe – ExtrêmeOrient, Asie centrale, Moyen-Orient. Ces trois pays sont en capacité de mener une politique étrangère indépendante des autres acteurs internationaux.
Et l’Europe ?
A. P. : L’Union européenne (UE) et les grandes nations du continent, qui président aux destinées du monde depuis trois ou quatre siècles, sont entrées dans une crise géopolitique majeure. Je rappellerai d’ailleurs que le président Macron a très justement fait remarquer, dans sa récente interview à The Economist, que l’UE courait le risque de devenir une entité négligeable sur la scène mondiale – malgré la présence en son sein de grandes nations comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la France. L’Angleterre a mis les voiles, sans que personne ne sache où elle va. Comme c’est une île, on peut imaginer que, si elle se détache de l’Europe, c’est pour se rapprocher de l’Amérique. Va-t-elle devenir le 51 État américain ? En tout cas, son rôle est aujourd’hui relativement mineur. L’Allemagne est en crise politique. Non seulement Mme Merkel est sur le départ, mais son parti enchaîne les revers électoraux. En difficulté à l’intérieur, le pouvoir peut difficilement prendre les devants sur la scène extérieure.
La France, ce grand pays européen, est, d’une certaine manière, neutralisée par les autres membres de l’UE et de l’OTAN. En déléguant une partie de ses pouvoirs à ces deux institutions, elle s’empêche de mener une politique indépendante. Ainsi, lorsque le président Macron appelle à reprendre le dialogue avec la Russie, il lui reste encore à obtenir l’accord de Varsovie, de Tallinn, de Riga… Ces capitales, qui n’ont adhéré que récemment à l’Union, possèdent – à mon avis – un poids démesuré dans les processus de décision, en particulier sur la question russe.
On a parfois l’impression, en Europe, que le mur de Berlin vient de tomber. Or cela fait déjà trente ans! Résultat, l’Europe est loin d’être à la manœuvre sur les principaux dossiers internationaux. En Corée du Nord, ce sont la Chine, les États-Unis et la Russie. Certes, les Européens ont négocié l’accord sur le nucléaire iranien, mais depuis que Trump a annoncé le retrait de son pays, ils se sont contentés d’affirmer vouloir le conserver. Ils ne peuvent pas faire grand-chose : ils dépendent de la position des Américains. En Syrie, là encore, ils suivent la politique américaine, tandis que la Russie adopte des positions indépendantes. Ils se sont offusqués de l’annexion du plateau du Golan par Israël, mais ils n’ont rien fait non plus. Je ferai remarquer, au passage, qu’ils n’ont pas hésité à sanctionner la Russie, accusée d’avoir « annexé » la Crimée en 2014, alors que nous avons bien plus de droits sur ce territoire qu’Israël sur le Golan… Leur politique est essentiellement déclarative et, au fond, ne prête pas à conséquence ‒ d’où une baisse évidente du poids de l’Europe dans les affaires mondiales.
Selon vous, cette situation est-elle vouée à perdurer ?
A. P. : Je pense qu’Emmanuel Macron a très bien choisi le moment pour son interview à The Economist. Je sais que plusieurs capitales européennes – par exemple Vilnius, Tallinn, Varsovie ou même Stockholm – ont été irritées : le président français serait allé trop loin, certaines formulations seraient trop fortes…
Mais, à mon sens, si Macron a utilisé des formules fortes, c’est parce qu’il veut que l’Europe recommence à bouger, qu’elle ne vive pas dans le passé. On a parfois l’impression, en Europe, que le mur de Berlin vient de tomber. Or cela fait déjà trente ans ! Il faut aller de l’avant!